Une vie bien rangée – Dernier
chapitre
Bip!
Le son du buzzer lui fit rouvrir les paupières. Frédéric était en
nage et la sueur qui suintait avait largement chassé son reste de
vétiver de la veille. Le pouls encore rapide, il analysa la
situation. Il était en vie! Il huma l’odeur de l’oreiller encore
chaud à côté de lui et poussa un soupir de soulagement en
reconnaissant le parfum.
Ouf!
Quel cauchemar! Mais bonne nouvelle, il avait rêvé. Le Canigou,
Pézilla-la-rivière, le faux meurtre, l’enlèvement, la
Dolores à moustache, Diego agent secret, la mort de Diego…. Tout
cela n’avait jamais eu lieu! Un coup d’œil sur le radio-réveil :
six heures du matin. Il en tremblait encore. Tout lui avait paru si
réel. Il laissa ses yeux se réaccoutumer à la lumière du petit
jour et son regard erra sur ses objets familiers : un cadre de
son fils sur la cheminée haussmannienne, sa lampe de chevet Ikea, sa
montre sur sa table de nuit… Sa montre… Mince! Instantanément,
il la remit au poignet. Il devait éviter de la retirer, mais son
oreiller de gauche avait eu des plaintes quant à la froideur du
métal...
De
la porte de sa chambre, il reconnut le réfrigérateur de la cuisine,
la carte postale qu’Isabelle venait de lui envoyer du Suriname et
la photo de son fils. Que la vie était belle! Bon sang, son rêve
avait semblé si vrai qu’il en était encore mal à l’aise. Le
bruit de l’eau qui coule acheva de le conforter. Comme à son
habitude à six heures du matin, la douche était occupée… par
l’oreiller de gauche. Dieu qu’il allait reprendre sa petite vie
bien rangée. Le bruit des klaxons parisiens attira son regard vers
l’extérieur de la fenêtre. Temps gris, embouteillages, tout
allait bien. Le sol vibra légèrement au rythme du métro qui venait
de passer. En y réfléchissant, il aimait bien sentir le métro sous
ses pieds dans son appartement du rez-de-chaussée. Et puis dans le
seizième, il était bien placé. Pas loin du boulot, le métro
Bir-Hakeim à quelques minutes, non, finalement il ne déménagerait
pas. Il allait passer un coup fil à son agence immobilière pour
arrêter les recherches.
Le
week-end prochain, c’était son week-end, il descendrait dans la
maison de campagne d’Isabelle à Pézilla-la rivière pour prendre
son fils. La douche s’arrêta. La
cuisine était parfaitement propre et bien rangée, chaque chose sa
place et une place pour chaque chose. Il prépara son Nespresso et se
mit à le humer, façon George Clooney. Le grille-pain sonna. Deux
tranches, dorées à l’identique de chaque côté, en sortirent.
Il beurra soigneusement les deux tartines
puis ajouta de la confiture fraise-rhubarbe sur la seconde. Tandis
qu’il savourait la confiture du jardin d’isabelle, deux grandes
jambes poilues et musclées s’avancèrent vers lui :
—
tou m’a
préparé ma tartine, mi amore,
Diego
l’embrassa à pleine bouche tandis que Fréderic râla.
—
tain! T’es
encore tout mouillé. Tu aurais pu te sécher tout de même! Tu es en
train se dégouliner partout! J’ai tout lavé, moi, hier!
—
Si, si, c’est
pour rompre ta monotonie quotidienne...
Il
croqua dans sa tartine beurrée puis sembla chercher quelque chose.
—
Ils sont où
mes churros ?
— Ah
non! Tu vas pas recommencer. Tu es au régime! Pense à ta ligne, ou
ton agent va te faire la peau!
— Mi
agent, il dice que y’ai oun physique parfait pour rouer oun flic!
Peut-être que tou pourrais m’aider pour rouer ce rôle ?
— Ah non, je ne suis pas un
agent de terrain, moi, je suis A-NA-LYSTE, c’est tout. Je ne fais
rien de passionnant, juste de la paperasse.
Ce
n’était qu’un demi-mensonge. Diego savait que Frédéric
travaillait pour le Ministère de la Défense, mais il ne savait rien
de plus. Frédéric regarda Diego, se l’imaginant en train de
tourner une scène d’action. La recherche d’antécédents que la
DGSE avait menée avait fait remonter toutes les publicités
espagnoles dans lesquelles Diego avait tourné – plutôt cocasses.
Comédien, voilà bien un métier qu’il serait incapable de
faire...
Diégo
observa le visage pensif de Frédéric :
— Tou es stressé, mi amor ?
Frédéric sortit de ses
réflexions :
- Tu vas rigoler Diégo, j’ai fait un rêve complètement barge. J’ai rêvé que t’étais un agent de la DGSE!
- Moi, oun espion! N’importe quoi!
- Oui, et on ne s’était vu qu’une seule fois, comme si d’un coup, nos six derniers mois avaient été balayés!
- Tou dors trop, mi amore! Il faut moins faire de folie de ton corps la nouit… ça ne te réoussit pas….
Diégo
sortit de la cuisine et partit s’habiller. Frédéric repensa au
boulot. Merde….Le boulot… Il lui
fallait arrêter la machine au plus vite. À huit heures précises,
il devait passer déposer son rapport, le rapport qui liait son boss
au trafic d’armes, d’enfants et impliquait le Président de la
République. Mais après le rêve qu’il venait de faire, il n’était
plus du tout prêt à vouloir divulguer la vérité. Trop risqué.
Non il lui fallait absolument tout arrêter. Après tout, il n’y
avait que lui qui était au courant, il lui suffisait de dire qu’il
n’avait rien trouvé.
Dans
la chambre, il entendit Diego chantonner en espagnol. Il prit son
tournevis de bijoutier, une paire de ciseaux et fila dans la salle de
bain.
Là,
il verrouilla la porte. Il défit sa montre, retira le
microprocesseur qu’il y avait placé la veille, le coupa en deux et
le jeta dans les toilettes, se débarrassant de l’unique preuve
qu’il avait. Enfin, il prit sa douche, soulagé.
À
sept heures trente, ils étaient tous les deux rasés, habillés,
prêts à partir travailler. On sonna à la porte. Diégo alla ouvrir
en pavoisant : « le Stoudio m’attend…. » et il
ouvrit la porte sur le visage rayonnant et frais de ….. Dolores.
Frédéric
la dévisagea comme peu souvent il l’avait fait auparavant.
Finalement, sans moustache, elle était belle cette femme. Une femme
chauffeur, c’est vrai que c’était rare.
Diego
attrapa son GSM et fila après avoir passé son bras une dernière
fois autour des épaules de Fréderic, puis il sortit. Fréderic ne
bougea pas. La porte d’entrée se rouvrit. Fréderic tendit son
paquet de cigarettes à Diego. La porte se ferma à nouveau. Fréderic
ne bougea toujours pas. Nouvelle ouverture de porte. Frédéric lui
tendit son briquet. Nouveau claquement de porte. Décidément tous
les matins se ressemblaient et c’était très bien comme ça. Il
l’aimait sa petite tête de linotte de Diego! Il entendit la Ford
démarrer et partit à son tour en direction du métro.
Lorsqu’il
arriva devant le Ministère, un attroupement inhabituel de
journalistes lui rendit l’accès difficile. Bon sang, que se
passait-il ? Il vérifia son téléphone, il n’avait pourtant
reçu aucune alerte. Un journaliste de TF1 l’apostropha :
« Monsieur, vous
travaillez-ci ? Qu’avez-vous à dire sur les liens du Ministre
de la Défense avec le trafic d’armes ? Pensez-vous que le
Président de la République est impliqué ? »
Comment était-ce possible ?
Il avait pris soin d’effacer toutes ses conclusions. Il était
toujours le premier au courant, qui avait bien pu vendre la mèche ?
Maudits
journalistes! il se freina difficilement un chemin. Il ne devait pas
leur parler, pourtant il ne put s’empêcher de demander :
- Mais d’où tenez-vous cela ?
- Nous, on ne fait que retransmettre une information qui a été lâchée par El Pais et le CNI ce matin!
Son
visage se liquéfia. Le CNI. Il venait de se faire doubler par les
services secrets espagnols!